

TA Montpellier, 23 novembre 2022, n° 2205737 - Fichiers électroniques corrompus
La corruption de fichiers électroniques imputable au candidat justifie le rejet de l'offre comme irrégulière.
Un acheteur peut légitimement rejeter une offre incomplète en raison d'un fichier corrompu, dès lors que le soumissionnaire ne démontre pas de façon probante que cette corruption résulte d'un dysfonctionnement de la plateforme de dématérialisation. La charge de la preuve du bon fonctionnement du fichier au moment de son dépôt incombe au candidat évincé.
https://justice.pappers.fr/decision/cf84edd75731f5f7e144a46db6a68447af8e0682
Résumé
Le département des Pyrénées-Orientales avait lancé une procédure de passation d'accords-cadres de prestations de conseils juridiques et de représentation en justice, divisée en six lots. Un candidat avait soumissionné sur le lot n°2 « Commande publique », mais son offre fut rejetée au motif que plusieurs fichiers PDF essentiels - mémoire technique, bordereau de prix unitaire, détail quantitatif estimatif et acte d'engagement - ne pouvaient être ouverts. L'assistance technique de la plateforme AWS avait confirmé, après vérification de l'empreinte MD5, que ces fichiers étaient « déjà corrompus au moment de leur dépôt » et que le problème ne provenait pas d'un dysfonctionnement de la plateforme ou des postes informatiques du département.
Le candidat avait saisi le juge des référés précontractuels en invoquant principalement l'absence de défaillance de sa part et un éventuel dysfonctionnement de la plateforme de dématérialisation.
Cette situation illustre parfaitement les difficultés pratiques liées à la dématérialisation des procédures de commande publique et les enjeux probatoires qui en découlent. En effet, il n'est pas simple, pour les candidats, de vérifier que les fichiers déposés effectivement sur les profils d'acheteur ne sont pas corrompus.
Le régime juridique des offres irrégulières par incomplétude
L'article L2152-2 du code de la commande publique définit l'offre irrégulière comme « une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète ». Cette définition englobe naturellement les situations où des pièces essentielles de l'offre ne peuvent être consultées par l'acheteur, rendant impossible l'évaluation de l'offre.
Le tribunal administratif de Montpellier rappelle que l'impossibilité technique d'ouvrir des fichiers constitutifs de l'offre caractérise nécessairement son incomplétude. En l'espèce, l'absence d'accès au mémoire technique, au bordereau de prix unitaire, au détail quantitatif estimatif et à l'acte d'engagement privait l'acheteur de tous les éléments nécessaires à l'analyse technique et financière de l'offre. Cette situation dépasse le simple vice de forme pour atteindre une impossibilité matérielle d'évaluation de la proposition.
La jurisprudence administrative a toujours considéré que l'acheteur ne peut retenir une offre dont il ne peut apprécier le contenu. Cette exigence découle directement des principes d'égalité de traitement et de transparence qui gouvernent la commande publique, imposant une évaluation objective et comparative des offres reçues.
La charge de la preuve du dysfonctionnement technique
L'un des apports les plus significatifs de cette décision réside dans la précision apportée à la répartition de la charge de la preuve en matière de dysfonctionnement des plateformes de dématérialisation. Le tribunal s'appuie sur la jurisprudence du Conseil d'État « RATP » du 21 septembre 2021 pour rappeler que c'est au candidat évincé qu'incombe la charge de démontrer l'existence d'un dysfonctionnement de la plateforme.
En l'espèce, selon le jugement, cette charge probatoire n'était pas remplie. L'assistance technique AWS avait procédé à une vérification de l'empreinte MD5 des fichiers litigieux, procédé technique permettant de s'assurer de l'intégrité des données. Cette vérification avait établi que les fichiers étaient « en l'état avant transmission », démontrant ainsi que la corruption était antérieure au dépôt sur la plateforme. L'attestation ultérieure confirmant l'absence de dysfonctionnement du profil acheteur renforçait cette analyse technique.
Le tribunal souligne que la simple production par le candidat d'une expertise privée attestant de l'exploitabilité des fichiers sources ne suffit pas à contredire les constats techniques de la plateforme.
L'impossible régularisation d'une offre techniquement inaccessible
L'article R2152-2 du code de la commande publique prévoit que « l'acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires concernés à régulariser les offres irrégulières dans un délai approprié, à condition qu'elles ne soient pas anormalement basses ». Cette faculté de régularisation est toutefois strictement encadrée : « La régularisation des offres irrégulières ne peut avoir pour effet d'en modifier des caractéristiques substantielles ».
Le tribunal administratif de Montpellier précise les limites de cette possibilité de régularisation lorsque les pièces de l'offre sont techniquement inaccessibles. L'impossibilité pour l'acheteur de contrôler le contenu des pièces techniques, du bordereau de prix unitaire, du détail quantitatif estimatif et de l'acte d'engagement crée « le risque qu'une régularisation en modifie des caractéristiques substantielles ». Cette impossibilité matérielle fait donc obstacle à toute régularisation.
Cette solution protège l'intégrité des procédures en évitant qu'un candidat puisse, sous couvert de régularisation, modifier substantiellement son offre initiale. Elle s'inscrit dans la jurisprudence constante du Conseil d'État qui limite strictement les possibilités de régularisation aux éléments purement formels ou aux omissions mineures.
La spécificité des formats de fichiers dans la dématérialisation
La décision aborde également la question du format ZIP utilisé par le candidat pour le dépôt de ses fichiers. Si ce format n'était pas explicitement proscrit par le règlement de consultation, l'attributaire, soulevait que ce choix constituait une « faute de négligence » en masquant les documents déposés.
Le tribunal n'a pas eu à trancher définitivement cette question, les fichiers corrompus relevant de la responsabilité du candidat indépendamment de leur format de dépôt. Cette problématique illustre néanmoins l'importance pour les acheteurs de préciser dans leurs règlements les formats autorisés et les modalités techniques de dépôt.
La jurisprudence tend à responsabiliser les candidats quant aux choix techniques qu'ils opèrent pour le dépôt de leurs offres, particulièrement lorsque ces choix peuvent compliquer l'analyse par l'acheteur ou masquer d'éventuels dysfonctionnements.
Conseils aux acheteurs
Les acheteurs doivent anticiper les difficultés techniques liées à la dématérialisation en précisant dans leurs règlements de consultation les formats de fichiers autorisés et les modalités de dépôt. Il est également pertinent de préciser la taille maximale admise des fichiers faisant l'objet du dépôt.
En cas de dysfonctionnement possible de leur plateforme, les acheteurs doivent solliciter rapidement une attestation technique de leur prestataire informatique, incluant la vérification de l'intégrité des fichiers par empreinte MD5 ou équivalent. Cette documentation constituera un élément probant essentiel en cas de contestation.
Conseils aux entreprises
Les entreprises doivent impérativement vérifier la bonne transmission et l'ouverture de leurs fichiers après dépôt sur les plateformes de dématérialisation, ce qui n'est pas toujours simple techniquement. Il est recommandé d'utiliser des formats standards (PDF) et d'éviter les compressions ou formats propriétaires susceptibles de générer des incompatibilités.
Il convient de conserver des copies de sauvegarde des fichiers sources et de documenter les éventuels problèmes techniques rencontrés lors du dépôt. En cas de difficulté, les entreprises doivent immédiatement signaler l'incident à l'acheteur et constituer un dossier de preuves techniques (copies écran, traçabilité, ...).
Les entreprises doivent également être conscientes que la charge de la preuve d'un dysfonctionnement technique leur incombe et prévoir les moyens d'expertise nécessaires pour établir leur bonne foi en cas de contentieux.
Texte
[…]
1. Par un avis d'appel public à la concurrence publié le 2 mai 2022, le département des Pyrénées-Orientales a lancé une procédure pour l'attribution d'un marché public de service de prestations de conseils juridiques et de représentation en justice, sous la forme d'accords-cadres à bons de commande, divisé en six lots, dont le lot n°2 " Commande Publique ". Les soumissionnaires devaient remettre leur offre par voie électronique conformément aux dispositions de l'article 6.1 du règlement de la consultation. Par un courrier du 2 novembre 2022, le Département a informé la Selas [C.........] du rejet de son offre et que la Selarl D4 Avocats Associés avait été déclaré attributaire du lot 2. La Selas [C.........], qui conteste le rejet de son offre au motif qu'elle était incomplète, demande au juge des référés, statuant en application de l'article L. 551-1 du code de justice administrative, d'annuler la procédure de passation du lot n°2 " Commande Publique ".
Sur les conclusions au titre de l'article L. 551-1 du code de justice administrative :
2. Aux termes de l'article L. 551-1 du code de justice administrative : " Le président du tribunal administratif, ou le magistrat qu'il délègue, peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratif ayant pour l'objet l'exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d'exploitation () / Le juge est saisi avant la conclusion du contrat ". Et aux termes de l'article L. 551-2 de ce code : " I. Le juge peut ordonner à l'auteur du manquement de se conformer à ses obligations et suspendre l'exécution de toute décision qui se rapporte à la passation du contrat, sauf s'il estime, en considération de l'ensemble des intérêts susceptibles d'être lésés et notamment de l'intérêt public, que les conséquences négatives de ces mesures pourraient l'emporter sur leurs avantages. Il peut, en outre, annuler les décisions qui se rapportent à la passation du contrat () ".
3. Aux termes de l'article L. 2152-2 du code de la commande publique : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation, en particulier parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale. ". Enfin, Aux termes de l'article R. 2152-2 du même code : " Dans toutes les procédures, l'acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires concernés à régulariser les offres irrégulières dans un délai approprié, à condition qu'elles ne soient pas anormalement basses. La régularisation des offres irrégulières ne peut avoir pour effet d'en modifier des caractéristiques substantielles. ".
4. Il ressort des pièces du dossier que pour rejeter l'offre de la Selas [C.........] pour le lot n° 2 "Commande publique", le département des Pyrénées-Orientales a considéré : " que l'offre () présente des fichiers PDF impossibles à ouvrir pour le mémoire technique, le BPU, le DQE et l'acte d'engagement. Après interrogation par le Département de l'assistance du profil acheteur AWS, il a été constaté que le problème technique générant cette impossibilité d'ouvrir les fichiers n'avait pas pour origine un dysfonctionnement du profil acheteur, ni des postes informatiques du Département. D'après l'assistance informatique, ces fichiers auraient été "endommagés" au moment du dépôt effectué par le candidat, probablement en lien avec un passage d'un format MAC à PC. Dans l'impossibilité technique d'ouvrir ces pièces de l'offre et donc en l'absence de mémoire technique, BPU, DQE et acte d'engagement, l'offre est incomplète ".
5. En premier lieu, si la société requérante soutient, au vu de l'expertise technique qu'elle a diligentée, que les fichiers transmis en format " ZIP " sont des sources exploitables, elle ne combat pas utilement le constat de l'assistance de la plateforme AWS, qui ayant vérifié l'empreinte MD5 des fichiers transmis non ouvrables, a relevé que ces fichiers étaient " en l'état avant transmission ", donc déjà corrompus au moment de leur dépôt, alors qu'il résulte de l'attestation transmise par le département à l'issue de l'audience que le problème technique générant cette impossibilité d'ouvrir les fichiers n'avait pas pour origine un dysfonctionnement du profil acheteur, ni des postes informatiques du Département. Par suite, l'incomplétude de l'offre ne pouvant être regardée comme imputable à un dysfonctionnement de cette plateforme, le moyen tiré de ce que c'est à tort que le département des Pyrénées-Orientales a rejeté l'offre de la Selas [C.........] comme irrégulière doit être écarté.
6. En second lieu, alors qu'il résulte de l'instruction que le département des Pyrénées-Orientales n'a procédé à aucune régularisation des offres du marché, notamment pour le lot n° 2 en litige, qu'il a écarté en tant qu'elles étaient irrégulières, l'impossibilité pour le pouvoir adjudicateur de contrôler les pièces techniques, BPU, DQE et acte d'engagement de l'offre de la Selas [C.........], donc le risque qu'une régularisation en modifie des caractéristiques substantielles, au sens des dispositions précitées de l'article R. 2152-2 du code de la commande publique, faisant, en tout état de cause obstacle à sa régularisation.
7. Il résulte de ce qui précède que la requête de la Selas [C.........] doit être rejetée.
[…]
MAJ 15/12/22
Jurisprudence
TA Paris, 27 juillet 2025, n° 2505123, Société Foch Partners (Contrat de concession de travaux. Fichiers corrompus. Un acheteur peut légitimement rejeter une offre incomplète en raison d'un fichier corrompu, dès lors que le soumissionnaire ne démontre pas de façon probante que cette corruption résulte d'un dysfonctionnement de la plateforme de dématérialisation. La charge de la preuve du bon fonctionnement du fichier au moment de son dépôt incombe au candidat évincé).
TA Montpellier, 29 octobre 2024, n° 2405722 (Une offre dont le mémoire technique zippé est inexploitable n’est pas régularisable. Conditions de rejet d'une offre pour fichier ZIP corrompu. Analyse des articles L2152-2 et R2152-2 du code de la commande publique et de la responsabilité du candidat. En matière d'offres irrégulières, le juge des référés rappelle le cadre juridique posé par l'article L2152-2 du code de la commande publique : une offre est irrégulière lorsqu'elle ne respecte pas les exigences des documents de consultation ou qu'elle est incomplète. Si l'article R2152-2 permet une régularisation, celle-ci ne doit pas modifier les caractéristiques substantielles de l'offre. En l'espèce, le rejet d'une offre dont le mémoire technique dans un fichier ZIP était techniquement inaccessible est justifié, cette situation n'étant imputable ni à l'acheteur ni à la plateforme de dématérialisation, et une régularisation risquant de modifier substantiellement l'offre. Si le marché était important, la transmission d'une copie de sauvegarde aurait probablement pu sauver l'offre).
CE, n° 449250, 23 septembre 2021, RATP, Mentionné dans les tables du recueil Lebon (Le Conseil d’État modère la règle posée par l'article R2151-5 du code de la commande publique selon laquelle les offres reçues hors délai sont éliminées. Si le problème technique n'est imputable ni au dysfonctionnement de l'équipement informatique du candidat, ni à une faute ou une négligence de sa part dans le téléchargement des documents constituant son offre il appartient à l'acheteur public d'établir le bon fonctionnement de sa plateforme de dépôt. "Si l'article R2151-5 du code de la commande publique prévoit que les offres reçues hors délai sont éliminées, l'acheteur public ne saurait toutefois rejeter une offre remise par voie électronique comme tardive lorsque le soumissionnaire, qui n'a pu déposer celle-ci dans le délai sur le réseau informatique mentionné à l'article R2132-9 du même code, établit, d'une part, qu'il a accompli en temps utile les diligences normales attendues d'un candidat pour le téléchargement de son offre et, d'autre part, que le fonctionnement de son équipement informatique était normal").
CE, 4 mars 2011, n° 344197, Région REUNION (Caractère irrégulier de l'offre en raison de l’absence du mémoire technique nécessaire au jugement de la valeur technique de l’offre requis par le règlement de la consultation).
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